La voiture les dépose sur les coups de minuit trente. Jude s’excuse vaguement auprès du chauffeur pour avoir dit tout haut « j’ai envie de vomir ». Le champagne sur l’estomac vide du trentenaire les a presque fait virer du seul taxi des environs. Un paiement plus tard et le bruit du moteur s’éloigne, laisse Ginny et Jude face à leur aventure de la nuit. Le trajet aura au moins eu pour effet de rendre Jude un peu moins ivre, lui faisant au passage douter de son choix de rendez-v- « C’est pas une bonne idée. » qu’il marmonne, la voix pâteuse, pas certain que Ginny l’ait entendu. C’est pourtant devant elle qu’il se plante avant de marcher à reculons, clefs en main. Le trousseau s’agite alors qu’il s’approche, sourire aux lèvres et pas chancelant, vers le planétarium.

L’endroit est désert - évidemment, vu l’heure - et Jude a du mal à choisir la clef qu’il va essayer en premier. Quelle idée, aussi, d’avoir autant de clefs. Elles ont des couleurs différentes, des formes différentes, des dents différentes; et Jude manque de les faire tomber deux fois de suite. « T’es prête à courir vite ? Si jamais y’a une alarme. » Dans ses souvenirs, Ginny et lui savaient échapper à toutes les contrariétés en filant dans la nuit. Bien sûr, Jude était toujours puni le lendemain, privé des activités auxquelles il ne voulait de toute façon pas assister. Les souvenirs de camps de vacances se mélangent, Jude essaie une autre clef. « Tu te souviens de la piscine ? » Un événement similaire avait poussé les jeunes Ginny-Jude à entrer dans une piscine de nuit alors que les autres étaient à la veillée autour du feu. Peut-être les deux trentenaires ont-ils manqué leur vocation. Cambrioleurs, ça sonnait mieux qu’artiste et journaliste raté. Un étrange sentiment de mélancolie prend soudain Jude aux tripes. Une clef tourne mais n’ouvre pas le verrou, Jude s’écarte de la porte principale. Le temps que son cœur se calme, il mime le type qui cherche une solution au problème de la porte verrouillée. La nuit cachera ses yeux brillants. « On fait le tour. » qu’il lance, les yeux posés sur le grillage à quelques pas. Avant que Ginny ne puisse décider, il s’avance déjà vers le grillage, à la recherche d’une porte dérobée.

La grille est haute, Jude enfonce ses poings sur ses hanches. Il y a longtemps qu’il n’a plus rien escaladé. Ses escapades de fouille-merde le poussent tout au plus à aller grimper dans des jardins privés, mais ces aventures sont rares. Gagné par une sorte de courage qui lui vient d’on ne sait où, Jude s’agenouille devant Ginny. « Je te fais la courte échelle. Te fais pas mal sur les grilles, quand même. » Les doigts entrelacés, il désigne le grillage à son amie.

Le taxi, Stella, les manteaux, la galerie, le champagne, les doigts qui se triturent, la ville, tout ça, c’est loin derrière. Quand Jude sort de la voiture et que ses vêtements sont intacts, c’est mon sourire qui attrape le semblant de sien au vol. Distraite par l’alcool qui joue avec ce qu’il me reste d’attention, je ne capte que la fin de sa phrase : « … bonne idée. » assez, pour être entièrement d’accord avec lui « C’est la meilleure idée! »

La brise est douce, la vue sur les étoiles est déjà plus belle que tout en bas, au coeur des rues bondées. Les yeux rivés vers le ciel, j’entends seulement les quelques bruits de clés qui s’entrechoquent, le métal qui ne cède pas aux attaques d’un Jude concentré. Il a tout sous contrôle, je le laisse faire, cherchant avidement la prochaine étoile filante. C’est flou, il pourrait y’en avoir des dizaines que je ne les verrais pas. Ou c’est justement parce qu’il y en a autant que je les remarque toutes? « T’es prête à courir vite ? Si jamais y’a une alarme. » il sonne particulièrement calme pour quelqu’un qui songe déjà à fuir. « J’ai fait des graffitis pendant un an à Sydney, tu regarderas la maître à l’oeuvre. » et moi, je sonne plus vantarde que je ne voudrais l’être. Mais mes épaules bombées et mon sourire de peste s’assurent de rendre la scène à merveille. Ça aide, d’avoir eu par défaut le rôle de l’ange de la famille. On croyait que la troisième des McGrath était aussi calme et posée que sa voix et sa timidité lui donnaient l’air d’être. Et pourtant… « Tu te souviens de la piscine ? » justement. Je pouffe de rire, me précipite vers lui pour poser ma main sur sa bouche et l’empêcher de trop en dire. « Chuuuuuuut - » c’est difficile, tellement ardu de ne pas éclater de rire et de tenter de jouer la carte de la panique une seconde de plus. « Ils ont des yeux partout, tu sais bien. » ils, c’étaient ces surveillants qui avaient fait toute une annonce solennelle le lendemain à la cafétéria, mentionnant qu’ils finiraient toujours par tout savoir sur tout le monde. Encore à ce jour, je suis persuadée qu’ils n’ont jamais rien su sur nous.

Jude s’est dégagé ou je l’ai laissé voguer à ses occupations, c’est flou ça aussi. « On fait le tour. » mais… « Jude! » il se précipite, la nuit est froissée par ses pas qui vont dans une direction complètement inutile à mon sens. « Je te fais la courte échelle. Te fais pas mal sur les grilles, quand même. » « Mais on avait des clés… » ses mains sont prêtes, les miennes s’éparpillent sur lui et vers la grille, font des allers et retours comme si elles allaient faire céder les blocages en un claquement de doigt. « … manquaient juste les serrures… » ma logique est implacable, mais la sienne l’emporte tout de même. Mon pied finit par se poser au creux de ses paumes ouvertes - sans douter une seule seconde, je laisse au plan de Jude le bénéfice du doute. Il a eu raison sur des tas de trucs, il aura raison sur ça aussi, non? Lorsque je détourne les yeux de la hauteur de la clôture pour les laisser retrouver ceux de Jude par contre, une ombre me rend un poil moins sûre de la suite. « Ça bouge par là ou c’est que moi? »

WIN : Ginny cherche des problèmes où il n’y en a pas du tout, et la courte échelle fonctionne parfaitement bien #kinda. Ne lui reste qu’à déverrouiller la porte de l’autre côté pour laisser Jude entrer.
SO CLOSE : Il y a bien quelque chose dans les buissons ; mais ce n’est pas un humain susceptible de casser la soirée. Choix du chef à savoir de quoi il s’agit hihi.
LOSE : SAUVE QUI PEUT LE GARDIEN (en vrai il y a mille endroits où se cacher, c’est pas SI pire que ça)!

« J’ai fait des graffitis pendant un an à Sydney, tu regarderas la maître à l'œuvre. » Jude lui lance un sourire, peinant à trouver la serrure. « Je suis sûre que t’aurais mis la misère aux autres prisonnières, enfermée pour tes crimes. » Le trentenaire fait tomber le trousseau une énième fois. Non, Ginny n’aurait pas mis la misère aux autres condamnées, Jude en est certain. Elle aurait peut-être trouvé un moyen de résoudre les conflits de la prison avec des ateliers d’arts. Punie en camps de vacances, c’était elle qui donnait à Jude de quoi rire pour faire passer le temps, quand il n’était pas privé d’activités avec elle. Trop ivre pour insister, Jude songe pourtant aux œuvres évoquées par son amie l’artiste un peu plus d’une heure auparavant. Il imagine une visite guidée à travers une galerie de souvenirs, pour rattraper le temps perdu. Elle a dû en faire, des gribouillis, depuis qu’ils se sont quittés au crépuscule de l’adolescence. Pas que des gribouillis, d’ailleurs : Jude a vu des photos et des articles parlant d’un autre artiste - Auden Williams - qui créait avec elle, ou à propos d’elle, il ne sait plus, ne veut pas savoir. Cela ne le regarde pas. Ce qui le regarde, en revanche, c’est cette porte qui ne s’ouvre pas. Jude se rend vite compte qu’aucune clef du trousseau n’ouvre la porte d’entrée. « Chuuuuuuut - » Le contact lui arrache un nouveau rire. L’amusement lui monte jusque dans les yeux, alors que Ginny l’empêche bien vite d’épiloguer. Les doigts du trentenaire s’enroulent bien vite autour du poignet de son amie, alors qu’il trébuche sur le parvis de la bâtisse. Aussi enivrés l’un et l’autre, ils donnent certainement l’impression d’être deux danseurs effectuant une drôle de performance. « Ils ont des yeux partout, tu sais bien. » Parle-t-elle des camps de vacances, ou d’autre chose ? Jude n’a pas le souvenir que les animateurs aient été si vindicatifs à l’époque, mais tout le champagne absorbé pendant la soirée ne l’aide pas vraiment à se plonger dans sa mémoire. La main de Ginny finit dans la sienne alors que Jude peut enfin se libérer de la censure McGrath-ienne. « Je suis fort pour ne pas me faire voir et t’es forte pour disparaître, la justice pourra pas nous saisir. » Ce n’était pas un reproche - ou peut-être que si.

Jude a déjà pris la tangente, préférant explorer les environs plutôt que ses souvenirs. Avant que la mélancolie n’attaque, le jeune homme approche d’un grillage. Ginny appelle, Jude ne se retourne pas. « Mais on avait des clés… » Les vêtements élimés du wannabe-journaliste se couvrent de poussière à mesure que ses gestes se font plus assurés. « … manquaient juste les serrures… » « On trouvera autre chose. » La solution de la porte de secours semble évidemment toute trouvée, pour une Jude qui s’apprête à pousser Ginny au-dessus des grilles. Un bruit plus tard, les deux trentenaires s’immobilisent. Jude dé-soûle un peu, tenaillé par le stress. Les battements de son cœur se font plus forts que les bruissements dans les feuilles. « Ça bouge par là ou c’est que moi? » Trois secondes de silence supplémentaire, un serpent émerge des feuilles. Jude aide en vitesse Ginny à sauter la barrière, grimpe à son tour, non sans échapper des hurlements qui auraient pu alerter toute la ville. La petite chose pousse Jude au-delà de ses capacités et le brun se retrouve bientôt fesses dans la terre battue, essoufflé mais hors de portée de la bête féroce. Un regard à Ginny le renseigne sur l’état de sa partenaire. « Rigole pas. » Jude se redresse, frotte la poussière de ses vêtements et constate que son pull, accroché au grillage pendant la fuite, est déchiré sur la longueur. « Les choses qu’on fait, pour impressionner Ginny McGrath... » Il connaît son nouveau nom, bien sûr. Il ne le dira pas pour autant.

Une minute plus tard, les voilà devant une nouvelle porte. Celle-ci se montre bien moins infranchissable. Dans la lumière tamisée projetée par les veilleuses des issues de secours, Jude tend la main à Ginny. Pas d’alarme, c’est un miracle. Peut-être le panneau « vidéo-surveillance » est-il à destination des moins téméraires ? Ce soir, Ginny et Jude font partie du groupe des grands courageux. « Ce que tu vas contempler va dépasser tout ce que t’as pu voir jusque là, prépare toi. » qu’il ironise, farfouillant dans les interrupteurs de la pièce pour essayer d’allumer le plafond. Le temps est long, pendant que Jude essaie un millier de boutons - au moins. « Essaie d’être pas trop impressionnée et cite ma participation si t’en fais une œuvre. » Encore quelques manipulations et le plafond s’éclaire bientôt. Une myriade de petites lumières peuple le ciel artificiel. Pendant du plafond le système solaire reproduit en miniature, ainsi que d’autres astres plus éloignés. Alors qu’il a repris place à côté de Ginny, Jude garde les yeux accrochés aux lumières. « On m’a dit que c’est après une visite au planétarium que Van Gogh a peint la Nuit Étoilée. » La réplique est chuchotée avec le sourire. Elle dérange à peine le silence et l’obscurité du lieu.

« Je suis fort pour ne pas me faire voir et t’es forte pour disparaître, la justice pourra pas nous saisir. » sourcils froncés, j’essaie de voir à quoi ça pourrait bien ressembler si Jude venait braquer une banque avec moi. Si on était les terreurs de la prison du coin, si on falsifiait des papiers pour entrer dans des bureaux et des pays qui nous étaient interdits. Si les méfaits de clés volées devenaient plus gros, plus dangereux. « T’es Bonnie et je suis Clyde, okay, okay. » l’idée vole aussi vite qu’il s’enfuit, maintenant qu’il part avec le trousseau à la recherche d’une nouvelle serrure. D’une nouvelle porte? « On trouvera autre chose. » mes pieds traînent au sol mais j’arrive quand même à le rattraper. Assez vite pour profiter de l’angle de la lune au-delà la ville, angle qui laisse tomber un faisceau vers le buisson, buisson qui cache un - « Rigole pas. » la voix de Jude est éraillée, à peine, après ses cris de mort et sa chute à mes côtés. Des larmes au coin de mes yeux, mes rires qui se perdent jusqu’au-delà la colline. J’avais oublié à quel point il me faisait rire, j’avais oublié depuis le champagne et la galerie, depuis bien avant ça. « Les choses qu’on fait, pour impressionner Ginny McGrath... » d’une main pressée, il nettoie son chandail déchiré. De mon côté, je prends une seconde et une autre pour assimiler ce qu’il vient de dire. McGrath sonne bien, sonne naturel pour une fois. Je croyais que l’entendre à voix haute ferait plus mal que ça.

Sans que je ne le réalise, ni même que je sois en mesure de mettre dans l’ordre les étapes qui ont fini par nous permettre d’entrer, Jude arrive comme un chef au panneau de contrôle. L’endroit est froid, vide, écho. Mes pas résonnent contre les murs, la pièce est aussi immense que plongée dans l’obscurité. Je me rappelle des voyages scolaires ici, des sorties astronomie organisées avec Noah, des nuits passées avec des amis tout en haut à dessiner l’horizon de la ville. C’est la première fois que je viens ici avec Jude, je crois. « Ce que tu vas contempler va dépasser tout ce que t’as pu voir jusque là, prépare toi. » de nouveau, j’éclate de rire. On m’entend jusqu’au plafond, jusqu’aux balconnets, jusqu’aux estrades. On entend Ginny qui s’amuse sur chaque mur et chaque siège et cette Ginny-là, précisément, me manque cruellement. Je ne l’ai pas vue ni croisée depuis des semaines, des mois. Certains pourraient même dire des années. « Essaie d’être pas trop impressionnée et cite ma participation si t’en fais une œuvre. » il s’acharne à mettre en marche les projecteurs, et ce serait presque crève-coeur s’il réalisait que je ne regarde même plus les animations qui commencent à prendre vie derrière moi. Mon regard est vissé sur lui, sur son profil, sur ses mains, sa silhouette penchée vers les contrôles, concentré, isolé dans son monde de régie. « Je pourrais te peindre. Je sais faire des yeux comme les tiens maintenant. » la révélation vient avec un peu d’alcool dans le sang et de la terre sous les ongles. C’est lui, qui a parlé de faire une oeuvre. J’ai toujours préféré les gens aux natures mortes, aux paysages.

« On m’a dit que c’est après une visite au planétarium que Van Gogh a peint la Nuit Étoilée. » « C’est ça ton premier référent? » j’essaie de toute mes forces de ne pas sonner condescendante, de ne pas me moquer. Je réussi, j'imagine, la voix la plus douce possible. Et je prends le blâme, tout le blâme sur mes épaules. C’est ma faute pleine et entière s’il n’a pas une bibliothèque remplie de bouquins d’art, d’artistes, de toiles, de tout ce qu’il manque, de tout ce qu’il doit connaître. C’est moi qui a failli et je me jure avec tout le sérieux qu’il me reste de régler la situation. Demain, je débarquerai dans cet appartement dont il a si honte mais pas vraiment pour le remplir de bouquins. J’ai des boîtes et des boîtes pour lui, j’irai vider les tablettes de Auden, reprendre mon dû ; « Va falloir qu’on travaille ton portfolio. Tu peux pas être sculpteur et penser qu’à Van Gogh ici. » mes mots vont plus vite que ma pensée, la promesse flotte à travers. Demain. Polie, je finis enfin par détourner les yeux de Jude pour jeter un coup d’oeil au-dessus de nos têtes. Le spectacle existe, il se déploie sur les parois de la salle. On y voit des galaxies, des planètes, des nuages, tout au ralenti. En prenant le temps de faire le tour à pas de tortue, je détaille les couleurs et les teintes, laisse le mouvement lent des projections guider le rythme de ma respiration, les gestes, les pensées à travers. Ce n’est qu’une poignée de minutes plus tard que je finis par retrouver Jude, après avoir fait un tour puis un autre de l’endroit le temps de recevoir tout ce que la salle me donne. « Comment je fais, moi, pour t’impressionner? » la question vient une heure plus tard, trop tard sûrement. Mais elle est tout aussi valide. Qu’est-ce qui l’impressionne, lui? J’ignore si la réponse qu’il me donnera est la même qu’il m’aurait donnée, avant.

Jude a les mains sur un panneau électrique auquel il ne comprend rien. Il y a des morceaux de scotch dans tous les sens, avec des abréviations incompréhensibles. Sourcils froncés, il essaie d’opérer la magie qui impressionnera Ginny à coup sûr. Et si ce n’est pas le cas, toute cette aventure n’aura servi à rien. Des LEDs s’allument, Jude essaie d’autres boutons, s’emmêle, lance des explications pour gagner du temps, se perd en blagues et en malaise alors que le silence se fait plus épais. Le rire de Ginny brise la tranquillité presque religieuse de l’endroit, par moments. Elle les a comparé à Bonnie et Clyde, tout à l’heure. Jude s’imagine mal dans un braquage. Ou au contraire, il s’y voit très bien : tremblant de tous ses membres, la voix mal assurée, glissant sur une serpillière laissée en évidence devant un panneau « sol glissant ». Pas besoin d’être très observateur pour savoir qu’un type comme lui ne fera jamais dans le grand banditisme. Il faut une certaine quantité d’alcool dans le sang à Jude pour entrer par effraction dans le planétarium. La présence de Ginny catalyse à l’évidence cette transgression majeure, transgression que Jude n’assumera plus d’ici quelques heures. S’ils sont encore là quand la boisson aura fini son effet, il est possible que le trentenaire prenne ses jambes à son cou. « Je pourrais te peindre. Je sais faire des yeux comme les tiens maintenant. » Jude suspend son acharnement sur le panneau électrique. Sur Ginny, il pose un regard d’abord étonné, puis rieur. « Je suis pas un sujet intéressant. T’as… Je suis sûr que y’a d’autres gars qui savent poser qui veulent la place, qui mériteraient la place. » Oui, y’a des noms qui lui viennent en tête, un en particulier. Il se taira, pour cette fois.

La pièce est illuminée en douceur. Au-dessus de la tête des deux trentenaires, les astres en plastique tournoient paresseusement. Leur évolution, en lents cercles colorés, hypnotisent bien vite Jude. « C’est ça ton premier référent? » « Non, je connais aussi heu… » Aucun nom ne lui vient en tête, Jude se gratte le cuir chevelu en faisant la grimace. Bon, d’accord, c’est son premier - son seul - référent. La référence, Jude pense à l’inventer. Mais Ginny ivre saura certainement lire dans ses yeux qu’il est en train de sortir le nom d’un meuble Ikea à la place du nom d’un sculpteur suédois. « Va falloir qu’on travaille ton portfolio. Tu peux pas être sculpteur et penser qu’à Van Gogh ici. » « Voilà, t’as qu’à m’apprendre. En échange, moi, je peux te raconter des anecdotes de stars. C’est peut-être pas intéressant pour toi, mais ça fera cool auprès de ton gamin. » Ses gamins, paraît-il. Jude se mord l’intérieur des joues alors que Ginny s’est déjà éloignée. Il aimerait lui dire qu’il est certain qu’elle est déjà une mère super, et cool, et responsable et tout les adjectifs qu’on dit aux parents pour les conforter dans leur rôle. Rien ne sort.

Le temps s’étire, Jude suit Ginny des yeux plus qu’il ne profite du spectacle qu’il lui a tant promis. Elle a l’air d’observer des détails qu’il ne voit pas. Plusieurs fois, le regard de Jude s’attarde sur le poignet de Ginny. La montre qui a voyagé jusqu’à son poignet plus tôt dans la soirée égraine le temps malgré son évidente fatigue. Qu’elle soit encore en état de marche après toutes ces années est plutôt surprenant. Autour du poignet de Ginny, le bracelet flotte légèrement. Les aiguilles affichent une heure déraisonnable. Le temps accordé par la jeune femme s’est largement écoulé, mais qu’importe. Des regards discrets vers apprennent à Jude que Ginny est revenue plusieurs fois à certains endroits. Après elle, il fait semblant de s’intéresser à ce devant quoi elle s’est arrêtée plus de vingt secondes, cherchant lui aussi à percer les secrets d’un mur plus coloré qu’un autre. Le vrombissement des machines qui permettent aux planètes factices de tourner au-dessus des deux trentenaires comble le silence. On se croirait dans une église. A plusieurs reprises, Jude ouvre la bouche pour poser des questions à Ginny. A plusieurs reprises, il s’interrompt avant d’avoir le courage de lui faire passer un interrogatoire en règle. La suivre à distance semble bien plus approprié que de la noyer de questions. Ce mouvement de l’épaule, cette manière qu’elle a de glisser une mèche de cheveux derrière son oreille, ce pas plus appuyé que le précédent ou cette respiration plus profonde ont peut-être des significations qui poussent Jude à se taire, à regarder. Elle donne certainement des réponses aux questions qu’il n’ose pas formuler.

Soudain, elle est là à nouveau, en corps comme en esprit. « Comment je fais, moi, pour t’impressionner? » « J’sais pas. Vole les bonbons confisqués au camp d’été. Ou bien le short de l’animateur qu’on déteste. » qu’il répond du tac-au-tac, certain que petit Jude aurait été impressionné par cet exploit. C’est ce qu’elle veut entendre, non ? Qu’il n’a pas changé. Qu’ils n’ont pas changé ni l’un ni l’autre. Que tout est comme avant. « T’es partie. » Il statue, sans jugement, planté devant elle. « Moi aussi, je suis parti. De ta vie, je veux dire. » Jude n’est jamais parti nulle part, sinon de la vie d’autres personnes. Si son esprit a longtemps vagabondé en rêvant d’autres horizons, son corps n’a jamais quitté l’Australie. Mais maintenant, Ginny et Jude sont là tous les deux. Comment pourrait-elle l’impressionner ? Jude ne sait pas. Il sait cependant comment la décevoir. « Je sais pas pourquoi t’étais partie, mais tu devais avoir une excellente raison, alors je suis impressionné que tu sois revenue. » Un ange passe, Jude gratifie Ginny d’un grand, d’un vrai, d’un sourire sincère. « Sinon, tu peux me peindre, ça m’impressionnera. Ou me sculpter, carrément. » Un rire plus tard, Jude a enfoncé ses mains dans les poches de la veste qu’il porte sur le dos. « T’as pas besoin de faire des trucs, en vrai. » Mais ça, elle le sait déjà.