Rien n’allait.

Tout d’abord, la nuit fut terrible. Mauvaise. Birdie a à peine pu fermer l’oeil durant tout le temps où le soleil n’était pas là. Elle a essayé, pourtant. Elle a tenté la respiration, la détente forcée, se camoufler contre Jordan, utiliser son torse en doudou en même temps que sa grenouille. Mais impossible de trouver le repos total. Elle a bien dû somnoler pendant quelques heures mais c’est bien les seuls instants de calme qu’elle a pu trouver. Elle n’était pas forcément agitée car elle ne voulait pas réveiller Jordan. Ni Milady. Elle a même songé à rejoindre Milord dans la salle de bain mais les lieux n’étaient pas familiers, elle n’a pas non plus envie de réveiller Maria. Alors elle a les yeux déconfits et le nœud au ventre quand elle se lève.

Ensuite, il a fallu que Jordan l’informe non seulement qu’elle avait rendez vous avec la psychologue de l’hôpital ce matin mais qu’en plus il fallait qu’il parte plus tôt qu’elle pour aller récupérer des trucs chez eux. Birdie n’avait pas forcément réagi en conséquence sur le moment mais quand son fiancé est sur le point de partir, en train de mettre ses chaussures, elle se met à genoux devant lui avec son visage rempli de la plus grande des peines. Non feintée, malheureusement, parce que Jordan qui s’éloigne, c’est un crève-cœur qu’elle n’aurait jamais soupçonné. “Tu viens me chercher, hein, tu promets que tu seras là à la fin de ma séance.” C’est ce qu’il lui a dit et elle n’a pas oublié. Jordan allait venir la chercher en voiture si tout se déroule comme prévu. “J’ai très envie d’être la princess passenger.” Qu’elle ajoute avec une petite moue, comme pour essayer de se rassurer elle-même face à ce départ. Elle est tellement accrochée à lui depuis deux jours que le moindre éloignement lui fait perdre pied. Pour quelqu’un qui se disait indépendante, autant dire que la dépendance à son fiancé s’accentue un peu plus à chaque minute. D’ailleurs, Lila a confié à voix basse à Jordan que ça ne serait pas une mauvaise chose qu’ils se séparent un peu. “Je suis pas spécialiste mais ce genre d’attachements peut être néfaste quand elle atteint un certain niveau, non ?” avait-elle interrogé comme si quelqu’un avait la réponse. Lila n’est pas dans le jugement mais elle a des yeux et elle voit bien depuis deux jours comment sa sœur ait avec Jordan. A le suivre du regard quand ce n’est pas ses pas, à chercher sa main, son appui, sa solide personne, à avoir l’air d’attendre qu’il décide pour elle ou qu’il lui donne la voie. Elle n’a juste pas envie que sa sœur s’attache à son fiancé au point que ça puisse dégénérer un moment donné.

Et puis vint le rendez-vous chez la psychologue. Cette dernière est une professionnelle au visage doux mais au regard exigu qui observe sa nouvelle patiente derrière l’ombre de ses verres. Elle a ces drôles de bijoux aux lunettes qui auraient forcément généré une réflexion d’excitation de la part de Birdie face à cette excentricité. Cependant, l’oiseau resta muette pendant un long moment. Toute seule, accompagnée par Lila qui lui a parlé durant le trajet de la boutique, d’Elwyn, du voyage qu’elle vient de faire et du nouveau foodtruck de donuts qui vient d’ouvrir et qu’il faudra absolument tester, la Cadburn est replongée dans son mutisme. Elle regarde beaucoup ses mains, toujours aussi nues, alors que la psychologue tente de bercer ce bloc de béton armé qui se forge devant elle. Puis la dernière demi-heure fut remplie de larmes, de balbutiements et de réalisation de plus en plus claire sur ce qu’elle a vécu. Un cas à part pour la psychologue, plus habituée aux accidents de la route et aux victimes de cancers que d’une rescapée d’un enlèvement.

A la fin de la séance, elle lui transmet une carte. Son nom, son prénom et son numéro de téléphone “joignable dès que vous en ressentez le besoin” sur un joli carton fleuri, comme pour paraître beau les tréfonds les plus moches. Puis au dos, sur la première petite ligne, elle note la date et l’heure du second rendez-vous. A la fin de la semaine. Une patiente à suivre de très près ; le traumatisme est évident, les signes de détresse le sont moins.

Lila l’attend toujours dans la salle d’attente. Son visage s’illumine malgré le fait que celui de sa cadette soit fermé. Le teint parsemé de traces de larmes, les globes oculaires rougis de la force de ses sanglots, Birdie se sent presque coupable et gênée de s’être montrée aussi émotive. Sa sœur l’encercle de ses bras, remerciant silencieusement la psychologue d’un signe de la tête. “Allez, viens. Jordan ne devrait pas tarder.” Birdie renifle fort tout en se détachant alors qu’elle suit sa sœur en dehors de l’établissement. Une fois à l’extérieur, elle cherche déjà des yeux celui qui a promis d’être là à la fin de sa séance. Quand elle le repère, un grand sourire s’affiche sur son visage avant de foncer droit sur lui pour lui sauter dessus. “T’as tenu ta promesse.” Qu’elle dit en serrant ses bras autour de son cou.

@jordan fisher

« Tu es déjà ma princesse et tu seras ma passagère prioritaire. » Birdie a eu le sourire tout tendre et ravi à la fois en l’entendant. Elle est sa priorité et, égoïstement, elle en est très satisfaite. Même si elle n’aurait pas trouvé cette situation actuelle pour être au cœur de toute son attention. Elle s’en serait bien passée. « Faudra juste pas trop m’en demander quand je serai derrière le volant. » La jeune femme secoue frénétiquement la tête. “Promis.” C’est sa promesse à elle. Elle ne va pas le brusquer non plus ; Jordan n’aime pas conduire mais il va faire l’effort pour elle. D’ailleurs, elle songe à son pauvre Van Gogh délaissé depuis presque une semaine ; il faudra songer à aller le récupérer. Elle n’aime pas le savoir s’ennuyant à sa place de parking.

« Soit patiente avec elle, ça fait que 48 heures qu’elle s’est libérée du sociopathe. » Lila a un profond soupir avant de lui faire un petit sourire. “T’as raison. Mais je sais pas ce qu’on doit attendre d’elle. J’aime pas la voir comme ça.” Aussi dépendante, aussi enfantine mais cette fois sans le jouer. Lila a peur pour sa sœur et c’est un sentiment qu’elle ne connaît que trop peu pour que ça suffit à la faire paniquer à la moindre petite goutte de crainte. Mais Jordan a raison ; ça ne fait que 48 heures. Birdie a le droit à un peu de répit et de s’accrocher à son fiancé si elle le veut. Elle ne compte pas la brusquer.

D’autant que la psychologue se suffit à elle-même pour bousculer l’oiseau. Elle a été secouée par les questions qui lui ont été posées. Elle a répondu par onomatopées principalement. Mais ça lui donne à réfléchir. À penser. Exactement ce qu’elle ne veut pas. Pourquoi la forcer à se rappeler de tout alors que c’est derrière elle ? Ca ira et elle finira par le croire une fois suffisamment répétée.

En tout cas, ça va déjà mieux quand elle sort du cabinet. Elle est toujours mieux dehors, à l’extérieur. La perspective d’être Aurora lui met du baume au cœur ; il y aura le jardin et la plage pas loin. Elle va pouvoir marcher, s’aérer les poumons, profiter de l'étendue du monde. Et de Jordan, vers qui elle est tout contre malgré ses béquilles qui ne vont pas l’empêcher de l’étreindre comme si c’était la dernière chose à faire sur terre. « Et j’ai pas conduit vite. Mais rien ne sert de courir, il faut partir à point. » L’oiseau a un petit sourire - ça sonne bien Jordan. « Y’a un passager surprise à l’arrière. » “Oh ?” Sa curiosité piquée, elle se baisse en même temps que son fiancé se décale afin que ses yeux puissent voir le mannequin foutu en travers sur la banquette arrière. “Oh, t’as récupéré Annie!” s’exclame-t-elle avec enthousiasme. “C’est trop bien, merci!” dit-elle en se mettant sur la pointe des pieds pour embrasser sa joue. “T’as pris aussi ma machine à coudre ?” demande-t-elle en s’approchant de la vitre tout en mettant sa main en protection pour mieux voir ce qu’il y a dedans.

« Faut lui laisser le temps. Là je suis juste content qu’elle soit en vie. Et qu’elle soit quand même ok. Ça aurait été pire si elle était inerte, une coquille vide. Un zombie. » Ce qu’elle a été au moment de sa découverte. Mais ça n’a pas duré avec ses proches autour d’elle. Elle est sortie de sa torpeur avec le soutien de son entourage. « Elle est forte, elle gère je trouve. » Lila hoche brièvement la tête en gardant ses réflexions pour elle, ayant la sensation que Jordan n’en démordera pas. Elle sait s’avouer vaincu et elle sourit légèrement en espérant quand même que cette apparente force ne va pas devenir quelque chose de plus néfaste dans les jours à venir.

Birdie est loin de telles préoccupations. Elle ne peut pas avoir le luxe de se demander ce que ses proches peuvent d’elle alors qu’elle se bataille déjà avec ses démons internes qui ont bien refait surface avec la séance qu’elle vient d’avoir. C’est lourd à porter comme fardeau. La moindre distraction sera bonne à prendre. Ce qui a toujours été sa façon de faire, au final. Même si l’envie de rester traîner dans un lit à manger des bonbons toute la journée la tente aussi beaucoup. Là, c’est la perspective de retrouver son mannequin qui lui met du baume au coeur. Un sentiment familier lui fait du bien à l’âme. « Je l’ai pris et j’ai pris d’autres trucs dans ton atelier. Tu verras j’ai rempli la voiture. » Birdie a une petite moue d’adoration envers son compagnon ; y’a vraiment que lui pour savoir ce dont elle a besoin avant même qu’elle le réalise pleinement. « J’ai aussi pris de quoi peindre et dessiner. » Elle espère aussi qu’il a pris un ou deux carnets. Créer lui fait frémir les doigts. C’est une très bonne distraction en plus d’être une parfaite façon d’évacuer ses tourments, non ? « J’espère qu’elle va pas me tuer d’avoir apporter autant d’affaires. » Birdie sourit légèrement. “Je la laisserai pas faire. Et puis, sa maison est plutôt grande pour deux, parfaite pour quatre.” Elle a vraiment hâte d’y aller. « La salle de jeu est grande? » Elle hausse une épaule. “Taille normale. Y’a même une télé et une console.” Evidemment que Sasha adore les jeux vidéos. Lila s’approche d’eux. “Je vais pouvoir vous laisser.” Elle embrasse sa sœur en la huguant à moitié avant de faire un sourire à Jordan. “Si y’a besoin…” dit-elle sans finir mais en se faisant très bien comprendre quand à la fin de sa phrase. Birdie l’observe s’éloigner avant de retourner son attention sur Jordan. “On y va tout de suite ?” Peut-être que son fiancé a des choses à faire dans le coin. Elle passe son bras sur son visage, un bref ricanement sortant de ses lèvres. “J’ai chialé chez la psy. J’ai mérité une glace. Tu veux une glace ?” Demande-t-elle soudainement.

« Parfait. » Birdie trouve aussi que c’est parfait. Il y aura de quoi avoir du bruit et elle pourra même jouer et montrer à son fiancé à quel point elle peut vite rager devant Mario Kart. T o u t est bon pour la distraire et s’occuper l’esprit. Aussi bien le sien que celui de Jordan. Ce dernier doit être tellement englouti par l’inquiétude depuis des jours qu’un peu de paix ne lui fera pas de mal. Ils sont unis là dedans, dans un degré différent mais avec le même objectif : survivre à cette épreuve et faire du mieux qu’ils peuvent pour s’en sortir avec le moins de séquelles possible.

So far, so good. C’est plutôt une réussite. Jordan a cette capacité d’illuminer le visage de son oiseau quand il est dans son champ de vision, par sa simple présence. Il y a aussi l’air, le soleil, les nuages, il y aura même la pluie et les vagues, le sable et la nature qui lui seront réparateurs à l’âme. Même si le travail commence à peine et que le déni, lui, navigue encore comme un spectre au-dessus de la jeune femme. Sa volonté ne pas vouloir y penser afin de mettre de côté tout ce qu’il va avec et la lourdeur que cette épreuve amène sur ses frêles épaules. Il n’y a rien de fort à ne pas vouloir assumer. Birdie est forcée de voir la réalité en face mais elle le fait d’un œil, ou avec une main sur son visage et les doigts légèrement écartés pour y voir le moins possible. Ce n’est pas pour rien qu’elle a pleuré chez la psychologue. Elle l’a confronté tout en y allant progressivement et subtilement comme savent si bien le faire les personnes de cette profession.

Son baiser sur ses lèvres ne passe pas inaperçu et c’est un baume supplémentaire positif. « Tu mérites bien une glace ouais. On ira vers chez Aurora comme ça ce sera aussi ma récompense pour avoir fait toute la route. » Birdie sourit parce qu’elle est bien d’accord avec lui. A chacun sa victoire, même si elle n’a pas l’impression d’avoir gagné grand chose. Elle a même beaucoup perdu mais hey, baby steps.

« Ça t'a fait du bien de pleurer ? » Dans la voiture, perdue dans la contemplation de la ville qui défile par la fenêtre, Birdie hausse les épaules. “Je sais pas.” Sa phrase fétiche en ce moment. “J’ai l’impression de faire que ça en ce moment donc c’est plus épuisant qu’autre chose.” Ajoute-t-elle en soupirant légèrement avant de pincer l’arête de son nez. “Je sens que je suis pas moi-même et ça me… Frustre. Enormément.” Elle a des moments qu’elle considère comme lucide, comme maintenant. Où elle a conscience des choses autour d’elle. Avant de redevenir la petite fille qui court dans les jupons de son parent quand elle a peur. “J’ai l’impression qu’il peut se cacher n’importe où.” Balance-t-elle en reprenant son observation de l’extérieur. Elle a cette angoisse permanente à l’estomac qu’elle ignore comment atténuer. L’impression d’être sur le qui vive sur chaque visage qu’elle croise. “C’est vraiment horrible.” Finit-elle en passant sa main sur son visage… Les yeux commençant de nouveau à piquer. Oh, shut up, pense-t-elle en s’énervant tout en frottant ses poings dans ses globes oculaires.

Tu sais pas si elle tient sa promesse de pas te distraire ou si elle est naturellement perdue dans le paysage, mais elle regarde par la fenêtre depuis de longues minutes. Le silence avec Birdie pas loin de toi, c’est quelque chose de totalement étrange. Ca va pas ensemble, c’est incompatible, sauf si elle dort. C’est dans un moment comme celui là que tu réalises que oui, y’a vraiment un gros changement malgré qu’elle soit toujours en mesure d’échanger, d’interagir, de montrer son ancien visage de temps à autre. On pourrait croire qu’elle va bien si on la connait pas spécialement, mais là, ce silence, il te glace un peu le sang. Alors tu lances la conversation. “Je sais pas.”  Une des paroles que tu dis le plus souvent quand on te pose des vrais questions, surtout pendant ta thérapie. Ca demande réflexion, on sait pas tout de suite la réponse. “J’ai l’impression de faire que ça en ce moment donc c’est plus épuisant qu’autre chose.” « Y’a besoin que ça sorte. » Tu lui dis doucement et si tu n’étais pas concentré sur la route, tu aurais posé une main sur sa cuisse pour l’apaiser un peu plus.

“Je sens que je suis pas moi-même et ça me… Frustre. Enormément.” Tu vois qu’elle bouge du coin de ton oeil et ses mots te serrent le coeur. “J’ai l’impression qu’il peut se cacher n’importe où.” Ca tu l’avais entendu mais tu n’avais pas réalisé réellement qu’elle y pense à chaque instant alors que c’est logique.“C’est vraiment horrible.”  « J’ai engagé un détective privé pour faire avancer les choses un peu plus. Depuis que tu es disparu on échange des mails. » Et des virements financiers aussi. « J’espère que ça va faire avancer les choses plus vite. » Toi aussi tu veux qu’ils le trouvent. « C’est pour ça que t’es pas bien quand je suis pas là ? Parce que je suis ton bouclier ? » Tu demandes naturellement et tu ne fais même pas exprès d’ajouter ce parallèle supplémentaire au champ lexical médiéval alors que tu as une princesse à tes côtés. « Tu sais que y’a pas mal de truc qu’il va falloir qu’on discute dans un avenir plutôt proche. » Toujours là pour prévenir à l’avance Jordan, même ta demande en mariage - ou plutôt en fiançailles - lui avait été annoncé avec un préavis. Tu trouves que c’est mieux de pouvoir se préparer psychologiquement afin que ça soit le meilleur moment pour tout le monde. Prêt pour avoir les conversations. « Ca veut pas dire ce soir ou demain, juste, un futur proche. Quand tu veux tu me diras. Quand tu te sentiras ok de le faire. Je voudrais qu’on parle de la maison, de ton local. »

« Y’a besoin que ça sorte. » T’imagine que c’est positif que tu puisses extraire ce que tu ressens d’une façon ou d’une autre. Tant que c’est dans un endroit sécurisé et que tu ne mets ni ta vie ni celles des autres en danger. Tu n’es pas surprise que Jordan te fasse une réponse pareille ; lui a appris à faire confiance à une personne vers laquelle il se tourne quand ça ne va pas. Il a appris à accepter l’aide qu’on peut lui donner. C’est plus compliqué te concernant. Tu te considères comme l’aide et la béquille de tout le monde mais toi, tu n’en as pas besoin. A quoi bon ? Tu peux t’en sortir toute seule. Vu le résultat des épreuves que tu as déjà vécu, on ne peut pas dire que ce soit très positif comme constat. En tout cas, tu n’as pas l’impression d’être plus apaisée après cette séance, bien au contraire. T’es soulagée d’être sortie, soulagée d’être dehors, soulagée de voir que tu peux ouvrir la fenêtre et passer sa main à l’extérieur. Le souffle de la liberté.

Même si la liberté a un prix et elle s’appelle l’appréhension. L’angoisse. L’anxiété. Ou la paranoïa. Tout est une question de dosage et de mots mais au final, c’est la même chose ; tu es aux aguets à ton environnement. Tu ne peux plus faire confiance à la moindre personne lambda et même tes prochaines connaissances subiront un scan silencieux ainsi qu’une distance qui ne sera que justifiée par cet ébranlement envers autrui que tu as connu. « J’ai engagé un détective privé pour faire avancer les choses un peu plus. Depuis que tu es disparue on échange des mails. » Depuis que tu es disparue. Tu déglutis en gardant la tête tournée. La psychologue t’a évoqué des mots dans la même veine. Disparition, enlèvement, isolement, séquestration, solitude. T’en as l’estomac retourné. Tu serres fort la mâchoire pour ne pas craquer de nouveau. T’es fatiguée, tu l’as dit. « J’espère que ça va faire avancer les choses plus vite. » Alors tu te focalises sur l’aspect détective de sa phrase. “Si les flics n’ont pas sa trace, je doute que lui tout seul y arrivera.” Même si t’es quand même touchée que Jordan ait carrément engagé un détective pour te retrouver, tu penses amèrement que c’était une perte d’argent et de temps vu que t’y serai encore quatre jours après si tu n’avais pas trouvé toi-même une solution. “Mais autant mettre toutes les chances avec nous…” je préfèrerai le savoir mort, mais les mots butent et ne sortent pas de ta bouche. Alistair reste quelqu’un que tu as apprécié, ça te détruit de penser comme ça. D’avoir encore une sorte d’affection amicale à son égard. Tu te dégoûtes toi-même. « C’est pour ça que t’es pas bien quand je suis pas là ? Parce que je suis ton bouclier ? » Tu masses ton front. “Quand t’es avec moi, je sais que rien t’arrivera.” souffles-tu avec la sensation que tu le lui as déjà dit. “ Je sais plus à qui faire confiance mais toi, t’es la personne en qui j’ai le plus confiance. Avec toi, ça ira.” Tu finis par tourner la tête vers lui. “Je t’aime, Jor. Et il… Il t’a menacé. Tellement de fois.” Ta voix est basse et se brise une nouvelle fois alors que tu mets ta main devant tes yeux pour les retenir de couler leur eau.

« Tu sais que y’a pas mal de trucs qu’il va falloir qu’on discute dans un avenir plutôt proche. » Ton estomac se tord. Pourquoi il te parle de ça maintenant ? Il n’est même pas encore midi qu’on est déjà en train de t’accabler de toute part. « Ça veut pas dire ce soir ou demain, juste, un futur proche. Quand tu veux tu me diras. Quand tu te sentiras ok de le faire. Je voudrais qu’on parle de la maison, de ton local. » La tête se détourne une fois de plus vers la fenêtre, des larmes silencieuses coulant le long de tes joues. Toutes ces choses dont tu es responsable te paraissent tellement futiles. Du matériel. C’est pas important. Vous allez chez Aurora et c’est très bien comme ça. Ton magasin peut attendre. Et la maison… Tu ne préfères même pas y penser. “Mmh mmh.” Tu murmures en ravalant tes larmes que t’essuie le plus discrètement possible avec tes mains. C’est clairement la seule chose que tu trouves à répondre. Sinon, tu serai capable de t’effondrer. Ou de t’emporter. Quand on a été menacé de mort, ce sont clairement des sujets qui passent au second plan. D’autant que la maison, ça fait partie des sujets que tu préfères le moins penser. Ça fait beaucoup d’un coup. T’ouvres la fenêtre en grand pour pouvoir passer la tête afin de trouver de l’air. De respirer. Y’a vraiment rien qui compte.

« J’en parlerai plus, mais je voulais juste le mentionner. On va à ton rythme B. » Tu ne doutes pas que ça part d’une bonne intention, comme tout ce qu’il fait depuis que tu es revenue à la surface du globe, mais tu espères qu’il va tenir aussi ses paroles-là. Tu réalises peu à peu l’étendue de ce que tu as vécu, il faut que tu souffles et que tu encaisses, c’est déjà assez éprouvant comme ça sans qu’il n’ait besoin d’en rajouter par derrière. « Merde. » Tes doigts viennent prendre la commissure de tes globes oculaires et de ton nez pour pincer le tout, en fermant les paupières dans le processus. Tu ravales tes larmes, tu tentes de les maîtriser et c’est autant de chagrin que de frustration et de colère que tu peux ressentir. Envers toi-même, Alistair, le monde. Clic clac. Ce bruit incessant revient sans cesse dans ta tête et le silence dans lequel l’habitacle est plongé t’angoisse terriblement.

D’ailleurs, ça se voit à ta jambe qui s’agite furieusement, signe de nervosité apparente qui t’agace quand tu vois faire les autres. Jordan n’a pas mis de musique et tu trouves ça louche mais tu n’oses pas aller en mettre de ton plein gré. Il conduit, c’est déjà assez énorme comme ça, et t’es intimement convaincue que la moindre confrontation, qu’importe le degré ou le sujet, peut te faire vriller dans n’importe quel sens. « On va se prendre une glace. » Vous arrivez enfin à un endroit commercial à Bayside, sur la route vers chez Aurora, et c’est avec soulagement que tu te rends compte que vous allez avoir un peu d’agitation. Mais s’il y a du bruit, il y a aussi des gens, de la foule et tu sens déjà une bouffée d’angoisse de nouveau t’envahir. Si tu pouvais, tu lui torderai le cou, à cette angoisse. « Je vais me prendre un milkshake. » Et comme ça, la voiture est garée et le moteur coupé. « B… » Tes yeux sont rivés sur l’espace autour de vous. Sa main contre ta nuque te ramène à la réalité. Tu tournes la tête vers lui, déglutissant une nouvelle fois avant de passer tes mains sur ton visage. “Désolée. J’ai l’impression d’avoir un métronome dans la tête…”, un clic, clac, clic, clac perpétuel, “Ca me fait perdre la notion de la réalité.” Tu frottes tes yeux avec force pour être sûre que tu ne vas pas craquer avant de relever la tête avec un petit sourire que l’on peut qualifier de forcer vers Jordan. “Ca va, t’inquiètes pas. Et avec une glace, ça ira encore mieux.” Même toi tu doutes de tes paroles. Jordan n’est pas con, il sait mieux que personne à quel point ton comportement et ta façon d’être depuis deux jours n’ont rien d’habituel. Tu te penches malgré tout pour aller déposer un baiser sur ses lèvres. Ce simple geste pourrait te faire chialer. Tu te revois faire le même geste vers Alistair. Seulement là, il n’y a pas de manipulation. Aucun mensonge, outre l’effronté ça va. Tu lui fais un nouveau sourire avant de sortir de l’habitacle. Son véhicule est si petit comparé à ton van qui te manque. Mais tu n’as aucun mal à te laisser conduire pour le moment. Tu n’es pas en état de conduire tellement que tu te perds facilement ailleurs. “J’hésite entre vanille, fraise ou mangue.” Tu dis sur le trajet vers le glacier, sans pouvoir te coller à ton fiancé à cause de tes fucking béquilles. “Je parie que tu vas prendre chocolat.” Tu ajoute avec un petit sourire amusé (et sincère). Comme si tout allait bien. Comme si rien n’était arrivé.

« Je m’inquièterai toujours. » Tu sais. Tu serai pareille. Tu t'inquiètes déjà pour lui. Pour sa sécurité. Si Alistair n’a pas eu de scrupule à t’enlever, qu’est-ce qu’il peut faire de plus ? Embaucher un tueur à gage pour vous éliminer tous les deux ? Le bon vieux “si je ne peux pas l’avoir, personne ne pourra” ? Tu t’imagines le pire et c’est légitime ; tu as vécu le pire. Un des pires scénarios que tu t’amusais à regarder en divertissement sur Youtube ou à la tv. Juste pour passer le temps. « Tout comme tu t’inquiètes pour moi. » Un hochement de tête pour se résigner. Qu’importe les sourires et les mots verbalisés sur son état, Jordan ne pourra pas faire autrement que s’inquiéter. Tout comme ton entourage, tu en as de plus en plus conscience. L’état léthargique a l’air de s’être un peu évaporé avec cette séance chez la psychologue. Un retour à la réalité. “Je sais, je sais…” Tu réponds d’une voix traînante, comme une adolescente impétueuse. Tu ne peux pas l’empêcher de veiller sur toi. Dans le fond, tu apprécies que Jordan te laisse autant de place. Qu’il suive ton rythme et qu’il soit attentif à la moindre de tes demandes. L’espoir qu’il ne la force pas à penser à l’avenir et aux responsabilités est bien présent et tu comptes sur lui pour tenir cette parole-ci. Ta tête te fait déjà assez de caprices comme ça pour ne pas ajouter tout ceux de la vie courante.

De toute façon, à quoi ressemble la vie courante ? Il n’y a plus de vie courante. Tu détestes la routine, ça devrait te réjouir de la voir être ébranlée, non ? Pas comme ça. Tu n’aimes pas la routine mais jamais tu n’as envie d’avoir un être cher ou toi-même en danger pour la briser. « S’ils ont pistache je prends ça. » Tu galères un peu avec tes béquilles, t’es surtout de mauvaise grâce car t’as l’impression d’avoir reçu une masse entre les omoplates tellement que le poids est immense. « Oh putain. Je devrais faire Brownie pistache. Ouais je vais prendre ça. Milkshake Brownie pistache. » Mais tu as un petit sourire malgré tout en l’entendant. “Mon Mister Brownie.” Tu souffles avec un regard attendrissant ; Jordan et ses brownies, une belle histoire d’amour que tu contemples avec affection.

Finalement, tu n’as pas eu à te décider ; t’as pris les trois saveurs en même temps dans une coupelle. C’est plus simple à manger et à transporter par ton fiancé qui est clairement tes bras. « Tu sais que je m’inquiétais pour toi avant même qu’on se mette à coucher ensemble ? » Tu humes de surprise alors que tu tournes la tête vers lui, la cuillère en bois à moitié dans ta bouche et le regard inquisiteur. Jordan va sur Memory Road visiblement. « Tu m’as toujours fait penser à moi et je voulais juste prendre soin de toi naturellement… Tu m’as toujours touché. » Tu extraits ta cuillère avec un petit sourire, appréciant se rappeler des souvenirs du passé. C’est réconfortant, là. « Dans tous les sens du terme en plus. » Puis tu as un petit rire. “C’est clair. C’est mon côté tactile, j’y peux rien.” Tu te défends même s’il n’y a pas besoin. “Mais je savais pas que tu t’inquiétais pour moi. On se connaissait à peine.” Mais il a été tendre avec toi rapidement. Il t’a même laissé le toucher dès le premier soir ; quand t’y repense, c’est vraiment incroyable que tu n’ai pas essuyé un refus ou un rejet. “Je t’en veux pas de t’inquiéter. C’est juste… Cette séance chez la psy a été très rude et j’ai l’impression d’avoir… D’avoir atterri, tu vois ?” Oui, il doit bien le voir, t’as quand même l’air plus lucide que la veille. “Donc tout me paraît si futile et si énorme à la fois… C’est beaucoup à encaisser.” Tu tapotes ta glace avec ta cuillère, songeuse, avant de relever tes prunelles vers lui. “Je sais pas quand je vais réussir à réajuster tout ça.” Ni comment, d’ailleurs. Pour l’instant, c’est un Mont Everest qui se dresse devant toi et t’en es clairement au pied.